Boy Vereecken

28.05.2010 Les centres de gravité

Publié dans AD MAGAZINE, juin 2010

Le parcours de Boy Vereecken me fait étrangement songer à celui, mais à contresens, de Hans Castorp, personnage central à défaut d’en être le héros du monument qu’est "La Montagne Magique” de Thomas Mann. Curieuse entrée en matière peut-être, car qui lit encore ce bildungsroman – roman de formation – dont l’arrière-plan, annonce le cataclysme de la Première Guerre mondiale, celle qui fit s’effondrer les Empires européens et déplacer le centre de gravité mondial vers l’autre côté de l’Atlantique.
Il en va des centres de gravité comme des continents : ils dérivent. À l’issue de ce moment historique, l’Europe se cherchera une nouvelle vertu dans le purisme nationaliste qui entraînera à sa suite les mouvements et disciplines artistiques dont le graphisme, en pleine définition moderniste, se fera le chantre dès la fin des dadaïsmes.
Alors pourquoi Hans Castorp ? Ce personnage falot, mais attachant, qui se libère de ses obligations tant morales que professionnelles, ne pouvant prendre parti qu’il soit politique ou philosophique, naviguant au seul compas de ses sentiments, ne prenant pas la mesure du moment historique qui se déroule à ses pieds.
Tout le contraire, donc, de Boy Vereecken, engagé comme peu le sont, sur le théâtre des opérations contemporain. Parcours sans faille, dont chaque étape semble être une marche qui le mène peu à peu à prendre la mesure de la hauteur des enjeux actuels. Un diplôme technique de DTP en poche, il rejoint Sint-Lucas à Gand et s’inscrit dans la section “Typografie en onderzoek” sous la houlette de l’excellent Michaël Bussaer. Tout comme pour Michaël en son temps, Sint-Lucas le plonge dans la marmite typographique et lui donnera le sens de l’histoire de son art et les recettes des réglages vernaculaires qui font toute la saveur du graphisme flamand. Commence ensuite une aventure en solo dont la musique sera le thème premier. Pochettes, affiches, visuels, identités pour groupes musicaux seront les premières réalisations hors école. À ce stade, le graphisme est vécu comme un art populaire accompagnant la culture de masse, mainstream. Une culture jeune à son apogée depuis son invention libertaire au début des années 50 aux États-Unis.
Des années 20 aux années 40, l’Europe en quête de redéfinition et de protectionnisme s’est inventé un vocabulaire visuel, moderniste et fonctionnel. Le graphisme naît de la définition de règles nouvelles, établies d’abord, enseignées ensuite puis propagées sur le continent. Un art appliqué au service de l’industrie que rien ne sert mieux que des formes sérielles et standardisées, anonymes et fonctionnalistes. La pureté des formes rejoint celle des esprits. La communication, mot nouveau, subira rapidement comme les continents, une dérive en se faisant récupérer par la propagande. La notion de style, à la suite des mouvements artistiques, devient nationale. Les clivages entre pays se renforcent. L’Allemagne forge le Bauhaus, la Hollande le Stijl si bien nommé… la voie moderne est germanophone plus que germanique. Pendant que la France se refuse à la modernité, ce qui laissera des traces profondes, et que la Royaume-Uni se cherche une troisième voie, la Suisse fait de la réclame pour ses montagnes tandis que la Belgique, sans identité mais au centre des confluences, grignote à tous les râteliers. L’on ne connaît que trop bien ce que ces rivalités, dont le graphisme n’est évidemment que le générique, ont laissé derrière elles. L’apocalypse version 2.0 [WWII]. Tous victimes, tous vaincus, le seul vainqueur étant le nouveau continent, l’Amérique comme nouveau et seul centre de gravité possible. Si les artistes ont fait la traversée de l’Atlantique, les graphistes sont restés à quai avant de rejoindre, à l’instar de Hans Castorp, les montagnes suisses à leur tour. Capitalisant les héritages des décombres allemands, ils placent le patrimoine graphique en lieu sûr entre Zurich et Bâle et verseront les intérêts sur la place mondiale où règnera bientôt en maître le Style International Suisse. Des hauteurs suisses se noue dès les années cinquante un nouveau combat à distance. High contre Low, la haute culture européenne issue de l’abstraction et de la rigueur typographique alliée à l’industrie internationale contre la culture jeune et massifiée états-unienne qui déferle en tsunami sur les plaines européennes. Autoritarisme des pères opposé à la contre-culture des fils. L’industrie lourde opposée à la société des loisirs, la cheminée contre la plage, l’art contre la culture, l’élite contre la masse. La loi du nombre règle vite le combat, la culture visuelle anglo-saxonne devient la norme. Tout est Pop puis Post, la Fin de l’Histoire est décrétée, la globalisation avance à marche forcée. Et pourtant, paradoxe, les styles nationaux dans le graphisme demeurent, rentrent même en résistance. Suisses et Hollandais ne s’avouent pas vaincus et renouent avec les traditions. Se joue maintenant la manœuvre décisive, celle d’élever le graphisme au rang d’art pour l’extraire définitivement des mornes plaines du divertissement. La théorie s’allie à la forme, le livre devient l’enjeu majeur de la pensée graphique, Werkplaats Typographie peut naître et devenir un contre centre de gravité.
Après deux ans de solitude, Boy Vereecken rejoint ce camp d’élite retranché à Arnhem qui en dix ans s’est imposé comme nouveau Style International ralliant toute une génération de graphistes devenus adultes à sa cause néo-moderniste. La force de WT réside dans sa capacité à tisser des réseaux. Boy crée le sien tourné vers l’Est et participe de la “faction polémique et intimiste consacrée à l’Eurasie” qu’est Slavs and Tatars. Ce collectif hybride composé de théoriciens et plasticiens non-artistes intervient sur le terrain de l’art globalisé. Le tournant sentimental de leurs interventions n’est pas sans rappeler Hans Castorp, amoureux de l’Eurasienne Clawdia Chauchat. Mais qu’on ne s’y trompe, ce temps du retrait n’a qu’un temps, Boy Vereecken comme Hans Castorp ne peuvent se soustraire indéfiniment au réel. Vient le moment de rejoindre la plaine, et les combats qui s’y livrent. Thomas Mann abandonne son héros sur les champs minés de la Première Guerre, un autre combat attend Boy Vereecken. De retour en Belgique entre Bruxelles et Gand, Boy – après une collaboration assidue avec la graphiste polonaise Kasia Korczak, elle-même membre de Slavs and Tatars – se livre à engager des commandes remarquées comme son travail récurrent pour Kiosk, la galerie de Kask, académie des beaux-arts de Gand, ainsi que les publications indépendantes du responsable du lieu, Dieter Roelstraete. Boy, avec et sans Kasia, réalise régulièrement des livres tous remarquables et régulièrement primés au Prix du livre Fernand Baudin. Sa capacité à intégrer la commande et la déplacer vers des enjeux relationnels entre les intentions artistiques ou architecturales et celui du médium qu’est le livre lui-même est assez exceptionnel en Belgique. De plus, en polémiste, il n’hésite pas à jouer avec les tensions esthétiques non conventionnelles voire extrêmes comme ses couvertures pour “Love, Love me Not”, “Objects of Vertu”ou “Agenda, JDS Architects”. Fort de ces qualités, à Sint-Lucas d’Anvers où il est chercheur en résidence, il s’apprête à constituer un pôle d’édition en lien avec Mer, structure éditoriale de Luk Derycke.
Si l’on ne se fait aucune illusion sur l’avenir de Hans Castorp sur le champ de bataille auquel il ne s’était nullement préparé, aucun doute n’est possible sur celui de Boy Vereecken. Il est, sans conteste, celui qui semble le mieux armé pour en découdre sur le champ de ruines que devient l’Europe en ces années de crises à répétition.

Posté par Renaud - Tags : Article