À paraître dans "l'art même", nov.-déc. 2010
Patrick Everaert
Galerie Aline Vidal
6 novembre – 23 décembre 2010
vernissage samedi 6 novembre de 17h à 20h
du mardi au samedi de 14h à 19h et sur R.V.
70, rue de Bonaparte
75006 Paris
Tél : (33) 01 43 26 08 68
Fax : (33) 01 43 29 62 10
Email : galerie[at]alinevidal.com
La temporalité est généralement conçue dans une succession linéaire : passé, présent, futur. Mais cette notion immuable bute sans cesse sur notre perception, notre conscience intime du temps faite de ruptures, réminiscences, précipités. Le temps en soi s’oppose philosophiquement à son phénomène. Le temps devient une représentation et avec l’espace et la causalité, un principe de savoir décrit comme une phénoménologie de l’apparition (1) ou une expérience transcendantale des “essences immanentes” (2) sur lesquelles repose la définition de l’intentionnalité qui affirme que la particularité de la conscience est qu’elle est toujours conscience de quelque chose.
Toutes ces questions sont éminemment centrales dans le travail photographique de Patrick Everaert, où tout, irrémédiablement, nous échappe. Ni la temporalité ni l’intentionnalité ni même la causalité de ses images ne s’imposent à nous et en ce sens nous résistent délibérément laissant place à une interprétation inconsciente que l’on aimerait pourtant éviter. Elles ouvrent autant d’abîmes ontologiques et s’organisent tels des pièges à la perception rationnelle ou empirique. Montées de toutes pièces, ces images composées comme des tableaux, mais échappant aux critères ordinaires de la photographie plasticienne, sont des brèches au creux desquelles se lovent des corps actants ou actés : scènes où se joue une certaine condition humaine.
La suite d’images présentée à la Galerie Aline Vidal à Paris s’articule entre gestes corporels et actes perceptifs. Les gestes, tous de la main, sont des échanges d’un corps à un autre et rappellent des préparatifs ou rituels sanitaires tandis que les observations oscillent entre actes pseudo scientifiques et traitements subis. La séquence présente un intrus, un corps de femme alité au visage recouvert d’un drap dont le décor rococo échappe à l’univers hospitalier, mais dont on ne sait trop s’il s’abandonne ou s’il est laissé pour mort. On le sait, les images de Patrick Everaert sont ouvertes à toutes les fictions, ce qu’à fort bien saisi Eric Mangion (3), commissaire de l’exposition de Patrick au FRAC PACA en 2005. Et cette image, intruse, s’apparente à une clé interprétative où jouissance et mort se partagent l’onde graphique de leur intensité. Sorte de Marylin brune et française, parodie de Fragonard filmée par Renoir, collapsus esthétique et temporel qui nous rappelle que toute œuvre contient un « point d’inquiétude » si bien théorisé par Didi-Huberman (4). « Dépasser » ce « mauvais dilemme » du visible en pensant le « point d'inquiétude » du voir, le moment où travaille ce qui nous regarde, nous concerne, dans ce que nous voyons. Et accepter l'idée que « donner à voir, c'est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet », que voir une œuvre est « une opération de sujet », c’est se demander sur quel plan travaille le trouble, quel sujet est inquiété. Et, partant, « voir, c’est perdre », sonne comme une évidence. Perte du sujet, perte du sens de ce qui vous échappe et vous résiste. Le désir qui en suit, cette volonté d’interprétation ou de préhension, Didi-Huberman le nomme très justement « expérience du toucher». La béance n’est plus seulement au cœur de l’image, elle est entre l’image et nous, image que nous sommes tentés de toucher pour la découvrir, si couverte et si distante qui comme un corps nous résiste tant. Le transfert opératoire agit, l’image devient intériorité même du regardeur, tandis que le regardeur devient extériorité de l’image qui se referme sur nous. Mais prenons bien garde à ne pas tomber dans le piège spéculaire que nous tend cette lecture. Si l’image contient un point qui nous résiste, elle n’est pas pour autant ce qui nous résiste. Le sujet s’en verrait déplacé de l’œuvre à nous, entraînant une confusion transgressive sur laquelle justement se plaît à jouer Patrick Everaert en très bon lecteur de Joyce et qu’Isabelle Davy (5) convoque pour contrer Didi-Huberman dans sa lecture : « toute œuvre d'art, révèle Joyce, nous regarde par la valeur du regard qu'elle suscite en nous dans le spectacle de notre parole, par son pouvoir qui est aussi le nôtre, de nous faire vivre l'invention d'un voir, la transformation d'un étrange singulier en singulier collectif ». Mais, à ce singulier collectif, Didi-Huberman pourrait faire tenir les propos de son homme de la tautologie (6): « il n’y a rien d’autre à voir que ce que nous voyons ». Pour l’homme de la tautologie, c’est-à-dire pour l’homme de la surface – opposé à celui de la matière –, l’image ne s’ouvre pas, elle est un pur effet de surface. C’est très justement cette tension entre surface et matière, entre visuel perçu (les pièces perceptives) et visible touché (les pièces tactiles) qui opère dans la suite d’images que présente Patrick Everaert chez Aline Vidal. Tension ouverte, béante, entre visuel et visible pour Didi-Huberman, s’opposant ainsi à Deleuze pour lequel le sens est cet « incorporel à la surface des choses » (7).
La force du travail de Patrick Everaert est de rendre cette tension tangible – mais non palpable –, en dérégulant la notion même de sujet qui s’en trouve incarcéré en lui-même, morcelé, pris en charge ou aliéné. Mais dont l’illusion burlesque réside dans son principe de plaisir, l’illusion de sa propre jouissance.
1 Johann Gottlieb Fichte
2 De Edmund Husserl à Emmanuel Levinas
3 Eric Mangion, Les fantômes d'Everaert, in Trous noirs, trous blancs, Patrick Everaert, ed. FRAC Provence-Alpes-Côte d'Azur, 2005
4 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, 1992
5 Isabelle Davy, « What you see is what you say », Le texte étranger #5, Université de Paris 8.
6 Georges Didi-Huberman, op. cit.
7Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p.30
Posté par Renaud - Tags : Article