Komplot

10.02.2011 Gang Forest
  • Michelle Naismith, image extraite de la vidéo Ancestral Unemployment, 2010
  • David Evrad, "Gang Forest" , 2010. Vue de l'exposition à l’Espace d’art contemporain à Porrentruy, Suisse

À paraître dans "l'art même", mars-avr. 2011

Gang Forest
Michelle Naismith & David Evrard
Du 4 décembre 2010 au 23 janvier 2011
Espace d’Art Contemporain (les halles)
9 rue Pierre Péquignat
2900 Porrentruy, Suisse
www.eac-leshalles.ch

Komplot
295 Av. Van Volxem
1190 Bruxelles
www.kmplt.be

Dans le cadre de l'accord de coopération conclu entre le Canton du Jura suisse et la Communauté française Wallonie‐Bruxelles, un programme d'échanges culturels entre les deux régions a été lancé fin 2010. Ce programme bilatéral propose, sur plusieurs années, un panel diversifié d'événements « aller‐retour » dans la région jurassienne, à Bruxelles et en Wallonie. Les différentes actions prévues ont pour objectif d'amener les acteurs culturels jurassiens et belges, ainsi que les artistes, à collaborer sur des projets novateurs communs permettant de tisser des liens durables et structurants entre les deux territoires et d'envisager des partenariats sur le long terme.

Ce programme a débuté, sous le commissariat des curateurs bruxellois de Komplot, par une première exposition intitulée « Gang Forest » des artistes Michelle Naismith et David Evrard à l'Espace d'art contemporain (les halles) à Porrentruy en Suisse (1). L'exposition aura été précédée d'une résidence de David Evrard à l'Atelier de gravure de Moutier. L’exposition « retour » présentera le travail des artistes jurassiens Maria Iorio, Raphaël Cuomo et Boris Rebetez, en septembre 2011, au centre d'art Komplot à Bruxelles.

« Gang Forest », sous l’impulsion de David Evrard, établit une cartographie potentielle des espaces périphériques de création et de diffusion et invite à créer ou confronter des récits de lieux interstitiels propices aux mythologies culturelles. Privilégiant les économies nouvelles, l’artisanat, le hobby, l’agriculture, et partant de microcosmes locaux, le projet, après repérage en différentes régions d’Europe, offrira aux participants d’agir en collaboration avec des organisations locales, dans des endroits dédiés à l’art ou non.
Une avancée dans des paysages péri-urbains habités d’une poétique de l’improbable façonne les séquences esthétiques d’un récit plus vaste qui s’écrit au fil des expériences du déplacement et infèrent des conférences en forêt, expositions sur aires d’autoroutes, installations en zones transfrontalières, performances sur potagers, workshops en centre commercial… Ces interventions forment un territoire fictionnel tout en se confrontant aux histoires collectives et individuelles, à l’architecture et aux diverses formes de représentation des régions traversées.

Une première résidence au Triangle de Marseille a conduit David Evrard au Sahara algérien, en marge du territoire investigué. Mirage d’une réalité à venir, il s’y approprie un socle rocheux pour y construire une sculpture éphémère augmentée d’un corps nu, debout… statuaire dont il reprendra le motif lors de cette autre résidence, jurassienne cette fois, à l’Atelier de gravure de Moutier. À la pointe sèche et en 24 images – celles dont on fait une seconde de cinéma – il transpose sa sculpture en un récit transcendantal qui formera la préfiguration de l’exposition au centre d’art « les halles » de Porrentruy où, sous commissariat de Sonia Dermiance (Komplot), le rejoindra Michelle Naismith, artiste écossaise vivant à Bruxelles.

C’est d’un tout autre récit, aussi banal qu’hallucinant, qu’est née la vidéo « Ancestral Unemployment » présentée par Michelle Naismith. Au détour de sa lecture d’un quotidien néerlandais, son attention se fige sur un article mentionnant l’obligation faite aux chômeurs de longue durée de suivre une thérapie régressive qui consiste, sous hypnose, à déterminer si leurs vies passées sont à l’origine de leur difficulté à trouver un emploi dans leur vie présente. Le décor du film est un rond-point – attenant à un parking de dissuasion à l’entrée de la ville –orné de menhirs couchés et debouts et dont l’évocation d’un amphithéâtre antique traversé de voitures convenait parfaitement au rituel mystique et bureaucratique mis en scène par Michelle Naismith. Le film, muet, est surimposé de textes suggérant les propos tenus lors la thérapie.

David Evrard, poursuivant ses déplacement en lisière du centre d’art, aura récolté nombre de matériaux abandonnés ou déclassés, de quoi monter un sculpture in situ dans l’espace d’exposition des halles. Sorte de bûcher aux vanités dont l’assise formée de branches d’arbres permet un déploiement centrifuge d’extensions matérielles en tout genre.
L’ensemble très cohérent de l’exposition repose sur les archaïsmes des sites, des mémoires et des récits, des matières comme des objets. « Gang Forest » interroge l’art d’avant l’art ou l’art sans art c’est-à-dire quand il est partout, fait par tous, pour tous.
C’est sous le même titre que l’espace Komplot recevra en septembre à Bruxelles le duo Maria Iorio et Raphaël Cuomo qui questionnent les redistributions temporelles et spatiales du monde contemporain, leurs derniers projets élaborés sur les deux rives de la Méditerranée s’intéressent à la fonction des économies des visibilités en relation avec différents régimes de mobilité. Ils seront accompagnés de Boris Rebetez dont les juxtapositions d’images et d’espaces se jouent de la perception, mêlant étrangeté et familiarité.

1 Du 4 décembre 2010 au 23 janvier 2011

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Yves

03.11.2010 In a Silent Way

Texte de 4e de couverture du livre :
Yves Zurstrassen, In a Silent Way – Peintures 2001-2009
Editions du Regard, Paris, 2010
Textes de François Barré, Harald Kunde, Francis Feidler
Trilingue FR/EN/DE
24 x 30 cm, 280 pages,
235 reproductions couleur
Design Salutpublic

Réaliser ce livre avec Yves Zurstrassen c’était entrer dans sa caverne platonicienne sans savoir ni où ni quand on allait en émerger. La vitalité productive d’Yves n’a d’égale que son talent et face à la multitude et la diversité de son travail c’est par l’inventaire exhaustif de la dernière décennie qu’il nous a fallu débuter. Cette vision panoramique sur plusieurs milliers d’œuvres et dix ans de peinture m’en a confirmé la cohérence et dévoilé la structure évolutive. Choisir c’est renoncer, et pour y parvenir c’est un dialogue visuel entre les pièces et amical entre nous qui aura nourri, pendant plus d’un an, le processus de composition du livre. C’est cette recherche de rythme et d’harmonie, mais aussi d’incarnation physique de sa peinture, qui en cours de conception m’a fait poser ce titre, comme une évidence. In a Silent Way, le plus beau titre d’album de Miles Davis dont la sourdine mise sur son instrument donne paradoxalement la pleine mesure, à l’image de ce que ce livre, sans comparaison au format original des œuvres, tente de livrer de la puissance créative d’Yves Zurstrassen.

Renaud Huberlant

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Patrick

02.11.2010 La veille d'une sentinelle
  • HB n°4, 2010
, 60 x 70 cm, 
Galerie Aline Vidal, Paris
  • HB n°14, 2010
, 70 x 70 cm
, Galerie Aline Vidal, Paris
  • HB n°21, 2010, 60 x 60 cm, Galerie Aline Vidal, Paris
  • HB n°22, 2010, 70 x 50 cm, Galerie Aline Vidal, Paris

À paraître dans "l'art même", nov.-déc. 2010

Patrick Everaert
Galerie Aline Vidal
6 novembre – 23 décembre 2010
vernissage samedi 6 novembre de 17h à 20h
du mardi au samedi de 14h à 19h et sur R.V.
70, rue de Bonaparte 
75006 Paris
Tél : (33) 01 43 26 08 68 
Fax : (33) 01 43 29 62 10 

Email : galerie[at]alinevidal.com

La temporalité est généralement conçue dans une succession linéaire : passé, présent, futur. Mais cette notion immuable bute sans cesse sur notre perception, notre conscience intime du temps faite de ruptures, réminiscences, précipités. Le temps en soi s’oppose philosophiquement à son phénomène. Le temps devient une représentation et avec l’espace et la causalité, un principe de savoir décrit comme une phénoménologie de l’apparition (1) ou une expérience transcendantale des “essences immanentes” (2) sur lesquelles repose la définition de l’intentionnalité qui affirme que la particularité de la conscience est qu’elle est toujours conscience de quelque chose.

Toutes ces questions sont éminemment centrales dans le travail photographique de Patrick Everaert, où tout, irrémédiablement, nous échappe. Ni la temporalité ni l’intentionnalité ni même la causalité de ses images ne s’imposent à nous et en ce sens nous résistent délibérément laissant place à une interprétation inconsciente que l’on aimerait pourtant éviter. Elles ouvrent autant d’abîmes ontologiques et s’organisent tels des pièges à la perception rationnelle ou empirique. Montées de toutes pièces, ces images composées comme des tableaux, mais échappant aux critères ordinaires de la photographie plasticienne, sont des brèches au creux desquelles se lovent des corps actants ou actés : scènes où se joue une certaine condition humaine.

La suite d’images présentée à la Galerie Aline Vidal à Paris s’articule entre gestes corporels et actes perceptifs. Les gestes, tous de la main, sont des échanges d’un corps à un autre et rappellent des préparatifs ou rituels sanitaires tandis que les observations oscillent entre actes pseudo scientifiques et traitements subis. La séquence présente un intrus, un corps de femme alité au visage recouvert d’un drap dont le décor rococo échappe à l’univers hospitalier, mais dont on ne sait trop s’il s’abandonne ou s’il est laissé pour mort. On le sait, les images de Patrick Everaert sont ouvertes à toutes les fictions, ce qu’à fort bien saisi Eric Mangion (3), commissaire de l’exposition de Patrick au FRAC PACA en 2005. Et cette image, intruse, s’apparente à une clé interprétative où jouissance et mort se partagent l’onde graphique de leur intensité. Sorte de Marylin brune et française, parodie de Fragonard filmée par Renoir, collapsus esthétique et temporel qui nous rappelle que toute œuvre contient un « point d’inquiétude » si bien théorisé par Didi-Huberman (4). « Dépasser » ce « mauvais dilemme » du visible en pensant le « point d'inquiétude » du voir, le moment où travaille ce qui nous regarde, nous concerne, dans ce que nous voyons. Et accepter l'idée que « donner à voir, c'est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet », que voir une œuvre est « une opération de sujet », c’est se demander sur quel plan travaille le trouble, quel sujet est inquiété. Et, partant, « voir, c’est perdre », sonne comme une évidence. Perte du sujet, perte du sens de ce qui vous échappe et vous résiste. Le désir qui en suit, cette volonté d’interprétation ou de préhension, Didi-Huberman le nomme très justement « expérience du toucher». La béance n’est plus seulement au cœur de l’image, elle est entre l’image et nous, image que nous sommes tentés de toucher pour la découvrir, si couverte et si distante qui comme un corps nous résiste tant. Le transfert opératoire agit, l’image devient intériorité même du regardeur, tandis que le regardeur devient extériorité de l’image qui se referme sur nous. Mais prenons bien garde à ne pas tomber dans le piège spéculaire que nous tend cette lecture. Si l’image contient un point qui nous résiste, elle n’est pas pour autant ce qui nous résiste. Le sujet s’en verrait déplacé de l’œuvre à nous, entraînant une confusion transgressive sur laquelle justement se plaît à jouer Patrick Everaert en très bon lecteur de Joyce et qu’Isabelle Davy (5) convoque pour contrer Didi-Huberman dans sa lecture : « toute œuvre d'art, révèle Joyce, nous regarde par la valeur du regard qu'elle suscite en nous dans le spectacle de notre parole, par son pouvoir qui est aussi le nôtre, de nous faire vivre l'invention d'un voir, la transformation d'un étrange singulier en singulier collectif ». Mais, à ce singulier collectif, Didi-Huberman pourrait faire tenir les propos de son homme de la tautologie (6): « il n’y a rien d’autre à voir que ce que nous voyons ». Pour l’homme de la tautologie, c’est-à-dire pour l’homme de la surface – opposé à celui de la matière –, l’image ne s’ouvre pas, elle est un pur effet de surface. C’est très justement cette tension entre surface et matière, entre visuel perçu (les pièces perceptives) et visible touché (les pièces tactiles) qui opère dans la suite d’images que présente Patrick Everaert chez Aline Vidal. Tension ouverte, béante, entre visuel et visible pour Didi-Huberman, s’opposant ainsi à Deleuze pour lequel le sens est cet « incorporel à la surface des choses » (7).
La force du travail de Patrick Everaert est de rendre cette tension tangible – mais non palpable –, en dérégulant la notion même de sujet qui s’en trouve incarcéré en lui-même, morcelé, pris en charge ou aliéné. Mais dont l’illusion burlesque réside dans son principe de plaisir, l’illusion de sa propre jouissance.

1 Johann Gottlieb Fichte
2 De Edmund Husserl à Emmanuel Levinas
3 Eric Mangion, Les fantômes d'Everaert, in Trous noirs, trous blancs, Patrick Everaert, ed. FRAC Provence-Alpes-Côte d'Azur, 2005
4 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, 1992
5 Isabelle Davy, « What you see is what you say », Le texte étranger #5, Université de Paris 8.
6 Georges Didi-Huberman, op. cit.
7Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p.30

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Grégory

08.08.2010 Plus sceptique que critique

À paraître dans "Art & Architecture", sept.-oct. 2010

Il s'agit de prendre des composés génétiques et de les faire muter, de les comparer à d'autres structures (…) Ce qu'on fait, c'est… juste prendre un truc qui passait, le mettre en pièces et le restructurer à 180° de ce qu'il était. Simplement, prendre tout ce qui était ignoré et le mettre en relief pour faire naître une réflexion. Brouiller toutes les hypothèses, tous les acquis, toutes les satisfactions.

Devo, cité par Dan Graham dans Rock/music, les presses du réel, pp. 32-33

Les échanges Erasmus, qui se déroulent durant les années d’études, permettent aux étudiants de se confronter à d’autres cultures et à d’autres références pédagogiques. S’ajoute à cette ouverture internationale les nombreuses sources visuelles qu’offre désormais Internet, mais, souvenons-nous-en, cela reste malgré tout assez récent : depuis la généralisation du haut débit il y a un peu moins de cinq ans. Ces deux éléments conjugués, Erasmus et Internet, ont fait exploser la main-mise des ateliers, et de leurs maîtres, sur ces mêmes étudiants qui en savent aujourd'hui autant sinon plus qu’eux. Bien entendu, l’enseignement ne se limite pas à la transmission de références surtout quand elles ne sont pas servies par un appareil critique et processuel qui constitue le fondement même des ateliers. Fort des ces expériences et vu les nouvelles compétitivités étudiantes (le nombre de diplômés ne cesse de croître alors que la crise contracte les commandes culturelles de qualité), certains poursuivent leur formation internationale en intégrant les post-masters d’écoles renommées. Si quelques étudiants de l’Erg avaient déjà été admis à la Jan van Eyck Academie de Maastricht, c’était généralement au sein du département Fine Arts 1. L’année dernière, c’est un étudiant diplômé de l’option typographie, Grégory Dapra, qui a franchi la frontière batave pour se rendre non pas à Maastricht mais à Arnhem, haut lieu typographique s’il en est puisque c’est là qu’est situé Werkplaats Typografie. Dépendant d’ArtEz, Hogeschool voor de Kunsten, cette école propose sans doute le Master le plus convoité en la matière. Son enseignement repose sur la réalisation de projets personnels, la recherche, et de commandes extérieures.

Ce master a été créé il y une dizaine d’années par le graphiste Karel Martens soutenu par des graphistes remarquables comme Armand Mevis ou Paul Elliman et des personnalités artistiques dont Maxine Kopsa curatrice et fondatrice du Kunstverein d’Amsterdam, sans compter les nombreux intervenants extérieurs. L’enseignement y est décrit comme informel, d’une part parce qu’il n’est pas organisé autour de cours à proprement parler, il s’agit plutôt d’échanges, et aussi dans la mesure où les étudiants ont accès aux ateliers (studio graphique intégré) 24h/24h. Dans ces conditions, ils se doivent d’être autant autonomes que responsables de leur propre parcours, l’essentiel du temps étant à partager avec les autres étudiants issus du monde entier. Une bonne quinzaine sont admis sur les deux années d’études, la promotion actuelle est constituée de neuf nationalités réparties sur trois continents, Amérique du Nord, Europe, Orient. Inutile de préciser que les places sont prisées et que Grégory est le premier étudiant en Communauté française à y être admis.

En dix ans, ce dont atteste la publication Wonder Years, cette école est devenue un modèle, une sorte d’étalon auquel se réfèrent aujourd’hui la plupart des écoles d’art. L’élan surmoderne, celui qui revient à poser une dernière couche de vernis sur celles, accumulées, des courants historiques liés à l’abstraction suivis du fonctionnalisme, lui confère aujourd’hui le statut envié de Nouveau Style International, en référence avec celui né en Suisse dans les années cinquante et dont l’autorité s’est imposée à l’époque telle une doxa incontournable. Cela tient aussi à la cohérence du projet formel au risque de l’imposer à tous et, au bout du compte, de ne témoigner que de virtuosités interchangeables parmi lesquelles on n’est pas certain de pouvoir pointer plus que quelques singularités. Dix ans et Wonder Years plus tard, il semble aussi que le projet s’achève. Karel Martens est à l’aube d’une retraite bien méritée et le choix de confier, il y a un an, la direction artistique au jeune James Goggin s’est avéré être un échec. À l’heure d’écrire ces lignes, c’est Armand Mevis qui devrait le remplacer, libérant ainsi un poste d’enseignement dont l’attribution pourrait s’avérer déterminante pour la suite.

C’est dans ce contexte troublé que Grégory Dapra évolue de façon ouvertement critique sceptique. Contexte qui lui est certainement favorable. On se souvient qu’à l’Erg, durant un workshop animé par Le Club des Chevreuils, il développa une attitude de retournement de la commande qui lui avait plutôt bien réussi. Prétendant qu’une chose vaut son contraire, posture postmoderne s’il en est, il n’a eu de cesse de l’expérimenter. Werkplaats s’est toujours inscrit dans l’héritage des pionniers modernistes en tentant de lier tradition et expérimentation, déconstruction et stabilité, formalisme historique et faux mauvais goût (ugly). Ce sont ces alliances, de la carpe et du lapin, qui en ont fait la recette, mais rarement élaborées en dehors de la sphère culturelle contemporaine. D’où certaines interrogations. Hors de cette sphère autoréférentielle ce précepte est-il recevable ? Se soumet-il à l’épreuve du sens commun (à entendre comme « faire sens » et non à l’adresse à tous). Peut-il ouvrir son champ indiciel protolangagier qui forge son identité ? Quelle capacité a-t-il à dépasser son occidentalocentrisme ? Peut-il soutenir une fragmentation disruptive en son sein qui récuserait son projet reproductible et totalisant ? Autant de questions que soulève Grégory Dapra dans son travail de retournement. Toutes proportions gardées, ce n’est pas sans rappeler le renouvellement qu’entreprit en son temps, à la fin des années septante, Wolfgang Weingart à la Hochschule für Gestaltung und Kunst de Bâle qui enterra le Style International et fit basculer le graphisme dans son ère postmoderne.

1 Exception faite pour Harrisson qui passa un an au departement Design mais préféra ne pas poursuivre ayant eu le sentiment d’être instrumentalisé par les besoins de l’école qui connaissait alors, suite au départ de Filiep Tacq du département Design en 2006, le même genre de crise que WT aujourd’hui.

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  • Competition, EUROSTIJL, 2010
  • "Face", affiche d'invitation, non typographique, pour l'exposition "Werkplaats Typografie, End of Year Show 2010"

Xavier Mary

31.05.2010 Poliocrétique des junkspaces

Publié dans la revue "l'art même" #47, printemps 2010

Poliocrétique1 des junkspaces2
Xavier Mary entretient avec la réalité un rapport hyper tendu entre liberté et sécurité. Un rapport schizoïde autant que paranoïaque. Consommateur effréné de non-lieux déréalisants, il emprunte son vocabulaire formel aux espaces sécuritaires ou ludiques loin du principe de précaution qui voudrait que "l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable". L’espace collectif et public est devenu cette dernière décennie, celle durant laquelle Xavier Mary s’est défini dans le champ de l’art, un espace judiciarisé et réglementé sous surveillance constante. Un camp retranché où il faut décliner sans cesse son identité, une fortification sans angles morts.
Rails de sécurité, miroirs réflecteurs, lampes fluocompactes d’autoroutes, échafaudages, ou barbelés sont autant de matériaux usuels des assemblages modulaires et autocentrés de Xavier Mary. Assemblages plus que sculptures dans le sens qu’il n’associe pas formes et supports en atelier mais sur écran. L’usage des logiciels 3D participe de cette déréalisation conceptuelle et matérielle tout en conférant à ses structures une organicité angoissante d’ordre viral. Ses références formelles oscillent entre citadelles Vauban et "lieux de privation de liberté" type Fleury-Morangis. À l’instar de l’utilitariste 3 Jeremy Bentham dont le modèle architectural de prison panoptique repose sur le principe que les surveillants ne pouvant être vus, ils n'ont pas besoin d'être à leur poste à tout moment, ce qui permet finalement d'abandonner la surveillance aux surveillés. Notion reprise par Foucault dans Surveiller et punir 4 pour énoncer son diagramme de la société disciplinaire et formulée selon Deleuze comme "imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque" 5.
Mais que l’on ne s’y trompe pas, Xavier Mary ne participe aucunement de la détraction que force ce constat mais le consolide d’une visée récréative en y incluant la notion de risque opposée à celle de précaution évoquée plus haut. Risque hédoniste aux effets jouissifs dont l’adrénaline sert de véhicule métaphorique de substances autrement plus corrosives prisées dans les "lieux de privation d’entrave" que sont les boîtes de nuit. D’un espace clos à un autre où il puise le solde de son vocabulaire formel et amplifie son travail de déréalisation des rapports humains. Contrôleurs DMX, stroboscopes, soundsystems, haut-parleurs rythment les séquences de nos aliénations. À cette fête morbide, nous sommes conviés à coups de slogans typographiques issus de la culture flyer. "MX", "Specific Pattern", "Cross Over", "Dance Floor", "Over Game" forment la lexicographie d’une after party globalisée sur le champ de ruines de la modernisation à bout de course dont Rem Koolhaas se fait le chantre. La fête est finie, vive la fête.
À ce titre, extrait des contingences du réel, l’art serait un EdenPark dont on ne sait plus précisément s’il est un espace de loisir ou une séniorie, mais certainement un lieu de chaosthérapie doté d’animations pour stimuler le résident 6. Les dispositifs de Xavier Mary sont des espaces-processuels de simulacres spectacularisés, des espaces à intensité modulable. Des ruines-monuments à leur propre gloire. Des aires de promenade dans le couloir de la mort, où l’on va, inéluctablement, mais en dansant.
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1. Technique du siège militaire, de défense comme d'attaque.
2. "Junkspace, c’est ce qui reste quand la modernisation est à bout de course, ou, plutôt ce qui se coagule au fur à mesure qu’elle se fait : ce sont les retombées, ce que la modernisation a construit, ce n’est pas l’architecture moderne, mais le Junkspace." KOOLHAAS, Rem, "Junk Space", Octobre 115, pp. 721 et ss.
3. Wikipédia : Les individus ne conçoivent leurs intérêts que sous le rapport du plaisir et la peine. Ils cherchent à "maximiser" leur bonheur, exprimé par le surplus de plaisir sur la peine. Il s’agit pour chaque individu de procéder à un calcul hédoniste. Chaque action possède des effets négatifs et des effets positifs, et ce, pour un temps plus ou moins long avec divers degrés d’intensité ; il s’agit donc pour l’individu de réaliser celles qui lui apportent le plus de bonheur. Jeremy Bentham donnera le nom d’Utilitarisme à cette doctrine dès 1781.
4. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975
5. Gilles Deleuze, in Foucault, Editions de Minuit, 1986/2004, p.41
6. http://www.complexedepages.fr/pages.php?id_page=11

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  • Vue de l'exposition Ortho Graphe, Galerie Christian Nagel Berlin, courtesy Galerie Christian Nagel et Espace Uhoda

Boy Vereecken

28.05.2010 Les centres de gravité

Publié dans AD MAGAZINE, juin 2010

Le parcours de Boy Vereecken me fait étrangement songer à celui, mais à contresens, de Hans Castorp, personnage central à défaut d’en être le héros du monument qu’est "La Montagne Magique” de Thomas Mann. Curieuse entrée en matière peut-être, car qui lit encore ce bildungsroman – roman de formation – dont l’arrière-plan, annonce le cataclysme de la Première Guerre mondiale, celle qui fit s’effondrer les Empires européens et déplacer le centre de gravité mondial vers l’autre côté de l’Atlantique.
Il en va des centres de gravité comme des continents : ils dérivent. À l’issue de ce moment historique, l’Europe se cherchera une nouvelle vertu dans le purisme nationaliste qui entraînera à sa suite les mouvements et disciplines artistiques dont le graphisme, en pleine définition moderniste, se fera le chantre dès la fin des dadaïsmes.
Alors pourquoi Hans Castorp ? Ce personnage falot, mais attachant, qui se libère de ses obligations tant morales que professionnelles, ne pouvant prendre parti qu’il soit politique ou philosophique, naviguant au seul compas de ses sentiments, ne prenant pas la mesure du moment historique qui se déroule à ses pieds.
Tout le contraire, donc, de Boy Vereecken, engagé comme peu le sont, sur le théâtre des opérations contemporain. Parcours sans faille, dont chaque étape semble être une marche qui le mène peu à peu à prendre la mesure de la hauteur des enjeux actuels. Un diplôme technique de DTP en poche, il rejoint Sint-Lucas à Gand et s’inscrit dans la section “Typografie en onderzoek” sous la houlette de l’excellent Michaël Bussaer. Tout comme pour Michaël en son temps, Sint-Lucas le plonge dans la marmite typographique et lui donnera le sens de l’histoire de son art et les recettes des réglages vernaculaires qui font toute la saveur du graphisme flamand. Commence ensuite une aventure en solo dont la musique sera le thème premier. Pochettes, affiches, visuels, identités pour groupes musicaux seront les premières réalisations hors école. À ce stade, le graphisme est vécu comme un art populaire accompagnant la culture de masse, mainstream. Une culture jeune à son apogée depuis son invention libertaire au début des années 50 aux États-Unis.
Des années 20 aux années 40, l’Europe en quête de redéfinition et de protectionnisme s’est inventé un vocabulaire visuel, moderniste et fonctionnel. Le graphisme naît de la définition de règles nouvelles, établies d’abord, enseignées ensuite puis propagées sur le continent. Un art appliqué au service de l’industrie que rien ne sert mieux que des formes sérielles et standardisées, anonymes et fonctionnalistes. La pureté des formes rejoint celle des esprits. La communication, mot nouveau, subira rapidement comme les continents, une dérive en se faisant récupérer par la propagande. La notion de style, à la suite des mouvements artistiques, devient nationale. Les clivages entre pays se renforcent. L’Allemagne forge le Bauhaus, la Hollande le Stijl si bien nommé… la voie moderne est germanophone plus que germanique. Pendant que la France se refuse à la modernité, ce qui laissera des traces profondes, et que la Royaume-Uni se cherche une troisième voie, la Suisse fait de la réclame pour ses montagnes tandis que la Belgique, sans identité mais au centre des confluences, grignote à tous les râteliers. L’on ne connaît que trop bien ce que ces rivalités, dont le graphisme n’est évidemment que le générique, ont laissé derrière elles. L’apocalypse version 2.0 [WWII]. Tous victimes, tous vaincus, le seul vainqueur étant le nouveau continent, l’Amérique comme nouveau et seul centre de gravité possible. Si les artistes ont fait la traversée de l’Atlantique, les graphistes sont restés à quai avant de rejoindre, à l’instar de Hans Castorp, les montagnes suisses à leur tour. Capitalisant les héritages des décombres allemands, ils placent le patrimoine graphique en lieu sûr entre Zurich et Bâle et verseront les intérêts sur la place mondiale où règnera bientôt en maître le Style International Suisse. Des hauteurs suisses se noue dès les années cinquante un nouveau combat à distance. High contre Low, la haute culture européenne issue de l’abstraction et de la rigueur typographique alliée à l’industrie internationale contre la culture jeune et massifiée états-unienne qui déferle en tsunami sur les plaines européennes. Autoritarisme des pères opposé à la contre-culture des fils. L’industrie lourde opposée à la société des loisirs, la cheminée contre la plage, l’art contre la culture, l’élite contre la masse. La loi du nombre règle vite le combat, la culture visuelle anglo-saxonne devient la norme. Tout est Pop puis Post, la Fin de l’Histoire est décrétée, la globalisation avance à marche forcée. Et pourtant, paradoxe, les styles nationaux dans le graphisme demeurent, rentrent même en résistance. Suisses et Hollandais ne s’avouent pas vaincus et renouent avec les traditions. Se joue maintenant la manœuvre décisive, celle d’élever le graphisme au rang d’art pour l’extraire définitivement des mornes plaines du divertissement. La théorie s’allie à la forme, le livre devient l’enjeu majeur de la pensée graphique, Werkplaats Typographie peut naître et devenir un contre centre de gravité.
Après deux ans de solitude, Boy Vereecken rejoint ce camp d’élite retranché à Arnhem qui en dix ans s’est imposé comme nouveau Style International ralliant toute une génération de graphistes devenus adultes à sa cause néo-moderniste. La force de WT réside dans sa capacité à tisser des réseaux. Boy crée le sien tourné vers l’Est et participe de la “faction polémique et intimiste consacrée à l’Eurasie” qu’est Slavs and Tatars. Ce collectif hybride composé de théoriciens et plasticiens non-artistes intervient sur le terrain de l’art globalisé. Le tournant sentimental de leurs interventions n’est pas sans rappeler Hans Castorp, amoureux de l’Eurasienne Clawdia Chauchat. Mais qu’on ne s’y trompe, ce temps du retrait n’a qu’un temps, Boy Vereecken comme Hans Castorp ne peuvent se soustraire indéfiniment au réel. Vient le moment de rejoindre la plaine, et les combats qui s’y livrent. Thomas Mann abandonne son héros sur les champs minés de la Première Guerre, un autre combat attend Boy Vereecken. De retour en Belgique entre Bruxelles et Gand, Boy – après une collaboration assidue avec la graphiste polonaise Kasia Korczak, elle-même membre de Slavs and Tatars – se livre à engager des commandes remarquées comme son travail récurrent pour Kiosk, la galerie de Kask, académie des beaux-arts de Gand, ainsi que les publications indépendantes du responsable du lieu, Dieter Roelstraete. Boy, avec et sans Kasia, réalise régulièrement des livres tous remarquables et régulièrement primés au Prix du livre Fernand Baudin. Sa capacité à intégrer la commande et la déplacer vers des enjeux relationnels entre les intentions artistiques ou architecturales et celui du médium qu’est le livre lui-même est assez exceptionnel en Belgique. De plus, en polémiste, il n’hésite pas à jouer avec les tensions esthétiques non conventionnelles voire extrêmes comme ses couvertures pour “Love, Love me Not”, “Objects of Vertu”ou “Agenda, JDS Architects”. Fort de ces qualités, à Sint-Lucas d’Anvers où il est chercheur en résidence, il s’apprête à constituer un pôle d’édition en lien avec Mer, structure éditoriale de Luk Derycke.
Si l’on ne se fait aucune illusion sur l’avenir de Hans Castorp sur le champ de bataille auquel il ne s’était nullement préparé, aucun doute n’est possible sur celui de Boy Vereecken. Il est, sans conteste, celui qui semble le mieux armé pour en découdre sur le champ de ruines que devient l’Europe en ces années de crises à répétition.

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