Xavier Mary

31.05.2010 Poliocrétique des junkspaces

Publié dans la revue "l'art même" #47, printemps 2010

Poliocrétique1 des junkspaces2
Xavier Mary entretient avec la réalité un rapport hyper tendu entre liberté et sécurité. Un rapport schizoïde autant que paranoïaque. Consommateur effréné de non-lieux déréalisants, il emprunte son vocabulaire formel aux espaces sécuritaires ou ludiques loin du principe de précaution qui voudrait que "l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable". L’espace collectif et public est devenu cette dernière décennie, celle durant laquelle Xavier Mary s’est défini dans le champ de l’art, un espace judiciarisé et réglementé sous surveillance constante. Un camp retranché où il faut décliner sans cesse son identité, une fortification sans angles morts.
Rails de sécurité, miroirs réflecteurs, lampes fluocompactes d’autoroutes, échafaudages, ou barbelés sont autant de matériaux usuels des assemblages modulaires et autocentrés de Xavier Mary. Assemblages plus que sculptures dans le sens qu’il n’associe pas formes et supports en atelier mais sur écran. L’usage des logiciels 3D participe de cette déréalisation conceptuelle et matérielle tout en conférant à ses structures une organicité angoissante d’ordre viral. Ses références formelles oscillent entre citadelles Vauban et "lieux de privation de liberté" type Fleury-Morangis. À l’instar de l’utilitariste 3 Jeremy Bentham dont le modèle architectural de prison panoptique repose sur le principe que les surveillants ne pouvant être vus, ils n'ont pas besoin d'être à leur poste à tout moment, ce qui permet finalement d'abandonner la surveillance aux surveillés. Notion reprise par Foucault dans Surveiller et punir 4 pour énoncer son diagramme de la société disciplinaire et formulée selon Deleuze comme "imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque" 5.
Mais que l’on ne s’y trompe pas, Xavier Mary ne participe aucunement de la détraction que force ce constat mais le consolide d’une visée récréative en y incluant la notion de risque opposée à celle de précaution évoquée plus haut. Risque hédoniste aux effets jouissifs dont l’adrénaline sert de véhicule métaphorique de substances autrement plus corrosives prisées dans les "lieux de privation d’entrave" que sont les boîtes de nuit. D’un espace clos à un autre où il puise le solde de son vocabulaire formel et amplifie son travail de déréalisation des rapports humains. Contrôleurs DMX, stroboscopes, soundsystems, haut-parleurs rythment les séquences de nos aliénations. À cette fête morbide, nous sommes conviés à coups de slogans typographiques issus de la culture flyer. "MX", "Specific Pattern", "Cross Over", "Dance Floor", "Over Game" forment la lexicographie d’une after party globalisée sur le champ de ruines de la modernisation à bout de course dont Rem Koolhaas se fait le chantre. La fête est finie, vive la fête.
À ce titre, extrait des contingences du réel, l’art serait un EdenPark dont on ne sait plus précisément s’il est un espace de loisir ou une séniorie, mais certainement un lieu de chaosthérapie doté d’animations pour stimuler le résident 6. Les dispositifs de Xavier Mary sont des espaces-processuels de simulacres spectacularisés, des espaces à intensité modulable. Des ruines-monuments à leur propre gloire. Des aires de promenade dans le couloir de la mort, où l’on va, inéluctablement, mais en dansant.
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1. Technique du siège militaire, de défense comme d'attaque.
2. "Junkspace, c’est ce qui reste quand la modernisation est à bout de course, ou, plutôt ce qui se coagule au fur à mesure qu’elle se fait : ce sont les retombées, ce que la modernisation a construit, ce n’est pas l’architecture moderne, mais le Junkspace." KOOLHAAS, Rem, "Junk Space", Octobre 115, pp. 721 et ss.
3. Wikipédia : Les individus ne conçoivent leurs intérêts que sous le rapport du plaisir et la peine. Ils cherchent à "maximiser" leur bonheur, exprimé par le surplus de plaisir sur la peine. Il s’agit pour chaque individu de procéder à un calcul hédoniste. Chaque action possède des effets négatifs et des effets positifs, et ce, pour un temps plus ou moins long avec divers degrés d’intensité ; il s’agit donc pour l’individu de réaliser celles qui lui apportent le plus de bonheur. Jeremy Bentham donnera le nom d’Utilitarisme à cette doctrine dès 1781.
4. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975
5. Gilles Deleuze, in Foucault, Editions de Minuit, 1986/2004, p.41
6. http://www.complexedepages.fr/pages.php?id_page=11

Posté par Renaud - Tags : Article
  • Vue de l'exposition Ortho Graphe, Galerie Christian Nagel Berlin, courtesy Galerie Christian Nagel et Espace Uhoda